Histoire de tartines

    Fourbu, quatre ans dans chaque soulier, Nicolas revenait de l'école du village la tête farcie de chiffres et de lettres.

    Le chemin lui semblait long, il avait pourtant emprunté le raccourci par les jardins mais les nids d'oiseaux, les papillons colorés, les fleurs sauvages et surtout les groseilliers à dévaliser à la sauvette l'avaient retardé.

    Il arriva enfin sur le seuil de sa modeste maison. Interdit, il stoppa net, un papier punaisé près de la sonnette l'avait cloué sur place. En tirant la langue, Nicolas ânonna avec application :" va goûter mon chéri, je rentrerai à six heures."  Signé : maman.

    Ainsi, sa maman n'était pas là ! Cela ne s'était jamais produit. Il poussa la porte, et parce qu'il râlait, d'un coup sec il envoya une chaussure au travers de la cuisine. Elle atterrit dans le seau à légumes près de l'évier. La deuxième suivit, elle alla plonger dans la corbeille à papiers. Se vengeant alors sur son cartable, Nicolas l'expédia sur l'étagère, il se coinça entre la cocotte minute et le pot à lait. Soulagé, Nicolas regarda autour de lui, décidément, il n'habitait pas un palais ! Il chantonna : pas de percolateur, pas de réfrigérateur ni de téléviseur et pas le moindre radiateur, ça l'amusa beaucoup.

    Il s'approcha de la table. Sur une toile cirée jaune comme un soleil, un plateau étalait ses gourmandises : bouteille isolante pleine de chocolat mousseux, fines tartines beurrées, mandarine rondelette. Nicolas s'assit sur la chaise garnie d'un coussin tricoté, poussa le grand bol, appuya les coudes pour retenir sa tête soudain alourdie. Il fixa la grosse mouche qui gigotait sur la vitre, elle exécutait un véritable numéro d'acrobatie. Le gamin se dit : un jour j'en ferai autant sur les châssis de la couche du jardin. La bestiole s'acharnait, courait, glissait de plus en plus vite, elle gonflait, gonflait jusqu'à recouvrir tout le carreau de son corps noir et velu. Les paupières pesantes de Nicolas se fermèrent comme des volets : il s'était endormi !

    C'est alors qu'une des tartines préparées par sa maman se leva de la pile, habillée comme sa petite amie, la jolie Sabrina : collants vert pomme, jupette grise, pull blanc. Elle portait en plus dans sa longue chevelure, un gracieux diadème en perles de beurre.

              

- Bonjour ! lui dit la tartine espiègle, les lèvres fardées de confiture   aux cerises...

- Salut ! répondit Nicolas avec désinvolture.

- Je suis Sabrina, la reine des tartines. Veux-tu que je te raconte une  histoire ?

- Tu as déjà une histoire ? questionna le gamin qui pensa illico à  celle  qu'il avait lue le matin à l'école. 

    Et défilèrent devant ses yeux, un Clovis, une Clotilde, un Saint Remi.... Nicolas les reconnut tout de suite, c'était les trois personnages de son livre d'Histoire. Il vit aussi des chiffres comme ceux alignés au tableau noir, marcher militairement : un, deux, un, deux... et, par terre, les débris d'un certain vase de Soissons cependant que la grosse voix de Monsieur Jacques, l'instituteur, tonnait " Nicolas, tu n'auras que ce que le sort t'a donné ! "

   - Oh zut ! ça suffit pour aujourd'hui se dit Nicolas et il revint à la tartine.

    - Raconte toujours, lui marmonna-t-il pas très emballé.

    - Tu pourrais être poli et faire semblant d'être intéressé, réplique vertement Sabrina.

    - Quel sale caractère ! murmura Nicolas. Il haussa les épaules et reprit mielleusement  " Je t'écoute reine Sabrina "

    - Sais-tu que je viens d'un grain de blé ?

    - Tu as dû en faire du chemin ironisa Nicolas.

    - Et sais-tu au moins comment ça se fait ?

    - Oui, expliqua le gamin, une machine sème les grains en terre, un rouleau écrase le       tout, puis on attend. Lorsque les épis ont poussé, dorés par le soleil des vacances,       un énorme engin arrive sur le champ. Les épis se retrouvent alors fauchés, liés, égrainés tous dans le même sac ! Ce n'est plus ensuite qu'une question de farine.

    - C'est à peu près cela pour les grains ordinaires mais moi, je n'étais pas un grain ordinaire.

    - Tiens, dit Nicolas soudain curieux, serais-tu un grain magique ?  

    - Viens, tu vas voir....

   Nicolas se sentit emporté par la reine des tartines et déposé dans une merveilleuse caverne. Dans un coin, autour d'un coffre en bois rempli de grains de blé dorés, s'affairaient une nuée de petits croûtons. Tous très mignons, coupés en triangle et posés sur deux pieds en cornichon, ils étaient garnis de mille bonnes choses : oeufs durs, fromages, tomates... quelques uns étaient même recouverts de minuscules boules noires - peut être des oeufs de grenouilles magiques - pensa Nicolas.  

    Coiffés d'un petit chapeau de persil, les enfants croûtons apprenaient à compter en jetant un à un les grains de blé dans une manne en osier.

     Près de la manne, s'agitaient des biscottes tartinées de chocolat, Nicolas en aurait bien croqué quelques unes ! Les biscottes étaient affectées au tri, elles séparaient les grains en trois catégories. Les dodus, les moyens, les petits qu'elles déposaient dans trois moulins appropriés. Les moulins remplis, la biscotte responsable les branchait sur le secteur afin de moudre les grains. Comme ils étaient magiques, les broyeurs diffusaient une musique entraînante qui faisait danser joyeusement les croutons sous le regard indulgent des biscottes.

     Des moulins, sortait une farine tellement légère, tellement blanche, qu'on eut dit des nuages exécutant un ballet aérien au dessus des grands plats en faïence avant d'y retomber en une couche poudreuse. C'est alors qu'intervenaient les tartines, les une beurrées, les autres couvertes de confiture mauve, rouge, verte.  D'autres encore,  nappées de sirop, celles qui avaient la plus lourde tâche travaillaient deux à deux, fourrées d'un tranche de fromage, Nicolas était émerveillé.

     Au mur étaient accrochées des machines distributrices de couleur et de forme différentes, elles possédaient chacune un cadran vitré avec les indications de fonctionnement, une ouverture, un bouton poussoir et une fente lumineuse. Elles égrenaient un air de comptine en sourdine. La première machine robot, toute en rondeur, toute jaune, fabriquait les petits pains. les tartines beurrées l'actionnaient, elles plaçaient une mesure de farine dans l'ouverture, appuyaient sur le bouton et, par la fente, recueillaient les petits pains croustillants, dorés à point qu'elles rangeaient dans un panier en vannerie.

    

    La seconde machine toute en longueur, toute rouge, manipulée par les tartines aux mûres et aux cassis, faisait les éclairs au chocolat, à la vanille, à la crème fraîche.

     Quant à la troisième, toute carrée, toute bleue, tenue par les tartines à la rhubarbe, elle moulait les mokas à la crème au beurre et au pralin, c'était passionnant !

     Les tartines à la gelée de groseilles rouges, en véritables artistes, décoraient tous les gâteaux d'une fantaisie ronde et brillante,...."mmmm ....laissa échapper Nicolas... des cerises confites !"

     Les tartines nappées de sirop s'occupaient de la vaisselle, celles au fromage du rangement, c'était une usine enchantée.

     Soudain, il se fit un grand calme dans la merveilleuse caverne, les machines s'étaient arrêtées. Les croûtons, les biscottes, les tartines se rangèrent, et, avec solennité la reine Sabrina passa ses sujets en revue, la fête était terminée.

    - Voilà, dit Sabrina, je voulais te montrer mon royaume, à ton tour de me faire voyager et, délicatement, elle se recoucha sur la pile de tartines. Juste à cet instant, la grosse mouche quitta le carreau et pleine d'audace, vint chatouiller la nuque de Nicolas qui s'éveilla en sursaut. Il avait une faim de loup, d'un coup de dent, il dévora toutes les tartines.

     Il était six heures, la porte s'ouvrit. Nicolas ! s'écria sa maman radieuse, j'ai trouvé un travail intéressant, nous allons pouvoir nous acheter un percolateur, un réfrigérateur, un téléviseur, peut être des radiateurs et nous voyagerons ! Barbouillé côté coeur , Nicolas entendit le léger éclat de rire de Sabrina se perdre dans un énorme gargouillis de chocolat.

Conte : ©Yvette Mathieux 

Crédits : Cloé,Sanne,LYsa