Pierrot à Tacotville
Trapu, solide, bien planté, Pierrot Durand est... la fierté de son père et c'est bien réciproque. Le gamin admire son papa, car celui-ci représente pour l'enfant l'incarnation du chemin de fer. Aux yeux de Pierrot, il n'est pas plus grand honneur que d'avoir un paternel machiniste. Tout ce qui concerne les locomotives passionne le bonhomme, à croire qu'une soupape bat à la place de son coeur. Devant un train, ses yeux ne sont pas assez grands : en arrêt près d'une locomotive, c'est presque du délire qu'il éprouve. |
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Emerveillé par tous les modèles, il chérit particulièrement le bon type 1 que conduit le machiniste Durand. Ses dix ans partent alors vers des horizons sillonnés, à perte de vue, de rubans d'acier, sur lesquels filent des trains de rêve. La fenêtre de l'étage de la maison de Pierrot est en première loge juste au dessus de la ligne, et les jours de pluie, le garçonnet s'en met plein la vue. Aucune manoeuvre ne lui est inconnue, aucun convoi ne lui est étranger. Il a posé tant de questions à son père qu'il est devenu un vrai petit technicien. Les avertisseurs, les signaux, les aiguillages n'ont plus de secret pour lui. Il souhaite ardemment grandir pour devenir quelqu'un au chemin de fer. En attendant la réalité, il se contente du rêve. Il bâtit mille projets et se voit déjà le grand chef du train qu'il recevra à la Saint-Nicolas. Comme il va le vénérer ce train ! Ce soir là, quand Pierrot fait sa prière avant d'entrer au lit, les anges sont un peu ébahis d'entendre les derniers mots : "...et faites-moi chef de gare pour une nuit. Ainsi soit-il." Et c'est le miracle. Pierrot s'entend interpeller : " Voulez-vous me suivre, chef ! Nous avons une surprise pour vous là-haut." Fringant dans sa tenue impeccable, le képi fièrement campé sur sa toison, le jeune chef suit son étrange messager. Ce garçon, avec des ailes bien repliées le long du corps, porte un vêtement collant vert et rappelle les grandes sauterelles de nos prairies. Plus étrange encore est le moyen de locomotion qui est mis à leur disposition : une locomotive rouge à pois blancs comme le mouchoir de cou du papa de Pierrot. Ils montent dans l'abri du mécanicien, un véritable petit salon, une merveille de mécanique. Tout y est peint en bleu comme la combinaison de travail du machiniste Durand. Le compagnon de Pierrot actionne un levier, et la machine, toutes bielles en mouvement, s'élance dans l'espace à une vitesse vertigineuse. Quelle griserie pour Pierrot ! Ici, point de fumée, point de poussière ni de vaste foyer à surveiller, pas question non plus de fausse manoeuvre ni de dépassement de signal, tout est magique, juqu'au machiniste lui-même qui lèche béatement une sucette à la framboise.
- Où allons-nous ? demande le petit chef en prenant l'intonation la plus désinvolte possible après avoir respiré un bon coup. - A Tacoville, répond l'agent ailé sans retirer le bonbon de sa bouche, c'est une gare de formation entre Pistonville et Cudessac. Nous allons alunir dans treize secondes. La machine s'arrête pile au pied d'un tapis de velours rouge avec une douceur insoupçonnée. " Féérique !" pense Pierrot. De petits êtres en habit de gala forment une haie d'honneur, certains portent une minuscule comète, d'autre une brillante étoile, d'autres encore brandissent des drapeaux colorés, ensemble ils chantent l'hyme à la gloire de la voie lactée. Quand le jeune chef met " pied à lune ", c'est une ovation délirante. Jamais de sa courte vie, Pierrot ne s'est senti aussi fier. On l'emmène faire le tour du propriétaire.
D'immenses remises servent d'abri à des centaines de locomotives rouges à pois blancs. Les rails en or lancent leurs feux à perte de vue. De temps en temps, un avertisseur égrène des notes guillerettes sur un air de comptine. Les machinistes à leur poste souhaitent la bienvenue à l'illustre visiteur en lui offrant des sucettes, chaque locomotive est équipée d'un distributeur automatique de ces friandises, gourmandises préférées de Pierrot. Les compartiments des voitures sont peu nombreux mais grands, très grands. A l'intérieur, il y a des tables de jeux, des comptoirs remplis de bonbons et des fauteuils à bascule. La visite se poursuit sans parole. On respecte le silence émerveillé du chef dont l'étonnement arrive à son comble en apercevant Lili, sa copine favorite, toute vêtue de tulle rose. Que peut faire Lili à Tacoville ? |
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Sur terre, elle prenait des airs supérieurs. Capricieuse, exigeante elle faisait de Pierrot le plus dévoué des esclaves. Ici, sur la lune, des fleurs de vapeur plein les bras, elle n'est que grâce et sourire, d'une modestie attendrissante. - Que fais-tu ici, seule au milieu de tous ces gars ? demande sévèrement Pierrot... - Je vous attendais chef, murmure-t-elle. Me permettez-vous de vous accompagner au retour ? Mon travail est terminé, les rails sont frottés, les machines astiquées. Les étoiles sont fatiguées, les agents aussi. Votre visite préparée depuis des lunes et des lunes est une réussite, en voici le couronnement. |
Et Lili met dans les bras d'un Pierrot décontenancé, sa gerbe de fleurs de vapeur. Puis, en se haussant sur ses petits pieds, elle applique un baiser sonore sur chaque joue du grand chef qui, éberlué, fait un tel pas en arrière qu'il se réveille brutalement assis sur la descente de lit en hurlant " papa" ! Quand son père accourt, Pierrot ne dit plus rien, il est fort préoccupé : le personnel de Tacoville et surtout Lili ont-ils été témoins de sa déchéance ? Désormais, il mettra les choses au point dans ses prières ! |
Contours LySa, Tubes Sanne
Conte : ©Yvette Mathieux