-   Dorénavant, vous allez bûcher, trimer, vous me soumettrez vos devoirs et je vous en donnerai en supplément, chacun au bureau vous facilite la tâche pour vous accorder  le temps nécessaire à votre travail. Vous avez la chance d'être épaulé par les anciens, ils sont fiers lorsqu'un jeune met les pieds dans les étriers, ne les décevez pas. Retenez bien ce que je vous dis : c'est la dernière fois que je vois une si pauvre cotation, allez !"

Comme un robot, Bernard fit demi-tour, il dut s'appuyer au dossier d'un siège. Imperturbable, le chef quitta la place d'un pas souple de félin sans un regard, sans une hésitation. Navrée, je regardais pleurer le porteur.

        J'avais la chance d'être une ultra sensible. La vie ne m'avait pas épargnée. J'étais veuve depuis douze ans, mon cheminot de mari était mort accidentellement, nous nous aimions et voilà qu'il me laissait seule après deux ans de mariage. Je n'osais me rappeler ce soir d'octobre : un brouillard épais, feutré, s'était étendu sur la région comme on couvre d'ouate un membre douloureux. Ce temps si appréhendé des hommes du rail avait été fatal à mon époux, les wagons roulent quand même dans le brouillard

    Son ami, le contremaître Mathias avec lequel je me disputais toujours âprement était venu frapper à la porte de notre maisonnette, il n'avait pas eu besoin de parler. Les jours suivants étaient passés comme un cauchemar d'où j'émergeai peu à peu, le coeur meurtri mais attendri par les marques de sympathie prodiguées par les nombreux camarades de mon mari et par la compréhensive sollicitude du chef de gare, sa parfaite courtoisie, sa délicate intervention. J'avais pu continuer à habiter la maisonnette, un an après, j'étais l'écureuse : Madame Martin pour le chef, Maria pour le personnel et Mariette pour le truculent contremaître.

     Le porteur se moucha si bruyamment qu'il me fit l'effet d'un tremblement de terre, tant mes pensées s'étaient replongées dans le passé. Je repris mes esprits, appelai à mon secours un certain sens de l'humour que je possédais et cultivais jalousement. Il servait suivant les situations à me défendre, à m'esquiver ou à feindre. Cette fois, je dus m'avouer vaincue, il ne servait à rien.

     Devant moi, c'était un nouveau Bernard qui se révélait, on eût dit qu'il venait de perdre sa vieille peau comme un boa, qu'il se libérait de son adolescence comme on se libère d'un vêtement trop étroit. J'assistais ébahie à la stupéfiante métamorphose. Il empocha son vaste mouchoir à carreaux gris et blanc, se redressa, tira violemment sur son pull, eut une dernière contraction de la mâchoire comme s'il mordait dans un citron vert et, posément me regarda en souriant, je me trouvais subitement devant un homme. Il me dit : ça ira, Maria !. Il sortit du bureau, tout d'un coup, le nettoyage me parut plus léger, le soleil plus chaud et je me surpris à fredonner !

     Je terminais ma besogne sur le seuil du local lorsque retentit un claironnant "bonjour Mariette !" suivi d'une répétition de joyeux "bonjour Maria !" aux tonalités surprenantes. Le contremaître Mathias et sa désopilante escorte de piocheurs passaient. Leur pelle sur l'épaule, ils me faisaient penser à une reproduction agrandie des sept nains de Blanche-Neige. En tête, le contremaître évoquait le nain Prof, de silhouette agréable, je devais l'admettre, il portait son ventre confortable, sa large carrure et son célibat avec un égal bonheur.

     D'humeur sereine, il était l'idole de la brigade, on ne discutait jamais un ordre du "piqueur", on lui obéissait aveuglément comme l'outil obéit au manche. Il était paraît-il, le meilleur, le plus compétent des contremaîtres loin à la ronde, ses yeux d'un bleu de faïence se logeaient dans ses lunettes comme des hublots, il avait un peu le regard naïf et ahuri des grands savants, ses réflexes rapides, son coeur généreux faisaient oublier à ses hommes les mots caustiques qu'il décochait à l'occasion.

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Texte :© Yvette Mathieux

         

° Crédits : Cloé,Sanne,LYsa