Quand j'étais écureuse
Premier prix Etienne Catin - Paris
Par Yvette Mathieux
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Ce jour là, une fois de plus, j'allais assister à la scène traditionnelle du vendredi matin. J'allais être le témoin ravi d'un spectacle de choix. Je venais d'empoigner seaux et brosses, l'eau savonneuse envoyée vigoureusement d'un geste large giclait jusqu'au fond du bureau. Soudain, une gigantesque silhouette se profila dans la porte vitrée, propulsée par deux pieds chaussés de mocassins de cuir noir, fin, luisant. Les jambes longues, droites, portaient un corps de gladiateur. Les bras puissants balançaient souplement leur main - admirable chef-d'oeuvre d'expression -, je ne pouvais m'empêcher de frissonner en imaginant de telles mains se fermer sur un cou ! Une tête de spahi* aux cheveux ondulés, drus, d'un argenté rare, coiffée du képi amarante, m'adressa un salut poli mais froid et préoccupé. Le chef de gare - c'était lui - entra en conquérant dans la place arborant un superbe dédain envers le bataillon d'outils épars que je m'empressai de rassembler. Comme les chats, les hommes ont l'innocente inconscience de choisir le moment du grand nettoyage pour éprouver le besoin de patauger dans l'eau de savon. J'en avais l'habitude, cependant, je fulminais intérieurement un peu plus chaque fois. Je regardais muette, médusée, les empreintes se dessiner sur le pavé glissant, chaque pas soulevait une semelle de mousse grisâtre. Je voyais avec délice et avec un coupable sentiment de vengeance, les éclaboussures maculer le bas du pantalon de la tenue habituellement impeccable de notre chef ! Indifférent à mon état d'âme orageux, il s'approcha du bureau après l'avoir contourné, il prit place dans un fauteuil déjà vieux qui geignit sous le poids. Je voyais alors notre "patron" de face. Son visage intelligent, sévère, ne manquait pas de personnalité : des yeux noirs au regard inquiétant, un nez un peu fort, une bouche bien dessinée, un menton carré et fendu lui donnaient un genre racé. Le plus discret des sourires le rendait extrêmement séduisant mais il en usait très parcimonieusement. Il fronça ses sourcils arqués en ajustant ses lunettes à monture d'écaille et il s'empara de la grande enveloppe grise qui contenait les devoirs cotés du porteur. Tout en l'observant, je m'affairais à terminer le nettoyage, me rendant aussi invisible que possible. Un soleil de printemps entrait sans discrétion, éclairant crûment les meubles vernis, les murs peints du bureau. Un faisceau lumineux passait entre les deux pupitres, tombait en biais sur un siège et se perdait dans la corbeille à papiers. Tout le long du lambris couraient des armoires à plan de travail, le tout chargé de fascicules, de livres, de fardes relativement en bon ordre. Le bureau principal était indépendant des autres locaux, ce qui lui donnait un air solennel. Une ambiance lourde y régnait en maître, écrasant tous ceux qui y pénétraient à l'exception du grand patron à l'aise partout. |
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Brusquement rappelée à la réalité, je venais de sursauter, un froissement rageur de papier, ponctué d'un juron étouffé troubla soudain le silence. Notre chef ne jurait qu'exceptionnellement mais il le faisait toujours si bien qu'on eût souhaité l'entendre plus souvent. Il possédait un registre de voix velouté et grave, une gamme de jurons choisis incroyablement variée qui vous laissait pantois. Juste à l'instant où le porteur frappait à la porte du bureau comme pour annoncer son arrivée ainsi que le fait une salve de coups de canon lors d'un événement national, le TEE passa dans un vrombissement assourdissant, les vitres vibrèrent, le bâtiment entier trembla jusque dans ses fondations. J'aimais beaucoup cette gare, j'y travaillais depuis des années. Elle était construite toute en longueur à l'entrée de la petite ville de province, un peu en retrait de la grand'rue. La traditionnelle place de la gare s'étendait devant ses fenêtres blanches, ses pierres gris perle, son jardin d'agrément entouré de haies vives, son grand sapin planté droit comme un cierge de Pâques. |
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Texte :© Yvette Mathieux
Image: Garvani-Petite servante
*Spahi : soldat des corps de cavalerie indigène,
organisés autrefois par l'armée française en Afrique du Nord