Pourquoi ? Un sentiment diffus, insaisissable vous tombait dessus, dû à je ne sais quel sortilège. Cependant, le sortilège explosait brutalement pour notre pauvre porteur. Il s'encadrait dans la porte du grand bureau, gauche, mal à l'aise. Une impression de misère, de bête traquée, se lisait dans ses yeux agrandis, il ouvrait et refermait la bouche, aucun son ne réussissait à traverser ses cordes vocales nouées. Je l'entendais avaler sa salive, sa pomme d'Adam montait et descendait pareille à une poulie rouillée se forçant à la cadence. Où donc était l'adolescent frondeur, hardi, plein de suffisance ? Pétrifié, il ne bougeait pas, sa haute stature osseuse faisait penser à une plante poussée trop loin de la lumière, les pieds écartés, les bras pendants, il incarnait, dans son pantalon trop étroit et son pull trop ample, la fatalité. Son jeune visage pâle, anguleux, se contractait tant il serrait les mâchoires pour freiner les tics nerveux. La pitié commençait à m'envahir, remplie de compassion, le spectacle ne m'amusait plus. Pourtant, comme une projection sur un écran, je revoyais en pensée la sarabande effrénée de mes lapins dans leurs clapiers, la fuite éperdue de mes poules dans les mailles du treillis de clôture, j'entendais les aboiements déchaînés de mon chien repris en choeur par les cabots du quartier lorsque le porteur de la gare passait à plein gaz sur son infernal scooter pour épater la petite brigitte. Chaque soir, à dix-sept heures, le même scénario se déroulait, il semblait réglé comme le sont les saisons : la petite Brigitte agitait sa jolie coiffure blonde en queue de cheval au vent du printemps, dans les allées de son jardin. C'est alors que surgissait un engin diabolique aussi bruyant que rapide, chevauché par un sportif apocalyptique crachant le feu et déclenchant une sorte de révolution chez les gens et les bêtes du petit quartier paisible de la gare, habité en majorité par les familles de cheminots. A voir filer ce bolide conduit de main de maître, on eût pu supposer que le héros d'un tel exploit avait l'audace et le courage d'un mousquetaire, alors qu'il suffisait que le machiniste Pierre, énorme géant inoffensif, soit appuyé sur le manche de sa bêche pour que notre porteur amorce un virage à la corde. Le papa de sa petite amie le terrorisait ! Dans le cerveau vidé du bonhomme porteur, Brigitte et son père perdus dans un brouillard s'effaçaient face au chef de gare intraitable, justicier, qui le fixait d'un regard d'aigle. Pourtant, quiconque eut la présence d'esprit d'étudier la situation, aurait aisément décelé une flamme malicieuse dans les prunelles noires... - "Approchez", tonna le chef en arborant comme un vieux drapeau les feuilles volantes des fameux devoirs. Le porteur Bernard devint cramoisi, son teint vira au vert olive, d'une démarche d'automate, il franchit la distance qui le séparait du bureau. Il savait que lorsque notre chef disait "vous" à son personnel qu'il avait l'amicale habitude de tutoyer, le dernier degré de sa patience était dépassé. Il vociféra : "un trois, un quatre et un deux ! Vous vous moquez du monde, jeune homme. Si vous n'êtes pas décidé à travailler, ne perdez pas votre temps ici, surtout, ne le faites pas perdre aux autres. Vous n'êtes pas un âne donc vous êtes fainéant. Aucun de mes porteurs n'a encore échoué à ses examens de commis, je n'entends pas que vous fassiez exception. |
texte :© YMathieux