C'est ce que venait d'expérimenter la belle madame Annie...

     Elle avait pourtant fait une entrée réussie. Sculptée et délicate comme un tanagra, vêtue avec une recherche calculée, maquillée tel un fin camée, une grande indignation la soulevant, elle avait pris le guichet d'assaut et l'employé vertement à partie. Elle parlait d'une voix contenue au débit incroyablement aisé, ponctuant de la main finement gantée, des arguments fracassants. Il s'agissait d'un colis, d'un retard de cinq jours, d'incidents irréparables, d'une montagne de complications qui mettaient madame Annie hors d'elle. Le croirait-on ? mais quand le commis de service lui eut démontré en vertu de je ne sais quel théorème et de ses corollaires, à quel point elle avait été privilégiée de recevoir son colis aussi rapidement malgré les impondérables, et, après avoir donné force explications en termes tellement techniques que le cerveau électronique le plus perfectionné eut volé en éclats, la jolie Madame Annie éberluée, une flamme admirative dans ses beaux yeux pour son stupéfiant avocat, se confondit en excuses et en remerciements aussi sincères que chaleureux. Le sourire appuyé de l'employé le fit encore monter d'un échelon, ah ! ces cheminots !

     Je quittai une salle d'attente nette et fraîche. Les heures coulaient. Il me restait peu de temps. Côté rue, le chef de gare avait désigné Jules pour brosser le trottoir, il avait certainement voulu épargner mon amour propre et mon dos. L'organisation de mon travail me conduisait dans le petit réduit où s'encastraient un évier, une fenêtre, une minuscule étagère. Henri, le camionneur y terminait ses ablutions. Ce costaud, torse nu, le cou entouré d'une serviette à la façon de ces artistes de cinéma admirés pour leur corps d'apollon et leurs exploits téméraires, était d'une beauté affolante. Cependant, il n'avait que deux amours : son camion et sa toilette. Henri avait un moteur dans le ventre et un miroir dans les yeux. Chaque jour, on le trouvait couché sous son engin, chiffons, burettes, produits d'entretien épars. Il adorait son métier, son sourire ensorcelait les dames, sa force désarmait les hommes, sa serviabilité charmait tout le monde. Lorsqu'il me vit entrer, il s'empressa de se couvrir, acheva de se sécher en s'ébrouant comme un chien mouillé, me dit gaîment : "Bonjour, Maria" puis il disparut en emportant ses vêtements et les nombreux flacons que réclamait son innocente manie. Les éclaboussures, le carrelage gluant, le miroir aspergé, l'évier rempli de mousse parfumée me désespéraient mais un sourire d'Henri valait toutes les peines.

     Le jour suivant devait rester gravé dans les annales de la petite gare. Elle vécut son drame de l'année. De loin en loin, il y avait forcément, fatalement, un événement qui foudroyait la grande famille des cheminots. C'est inéluctable, on dirait qu'une force inconnue promulgue régulièrement une loi de rappel à la prudence. Il faisait si beau ! Dans un ciel bleu de jeune lavande, se promenaient de légers nuages, on aurait dit des tutus dansant au son d'une musique mystérieuse, le personnel de la gare allait et venait, accomplissant sa tâche méthodiquement, le train de manoeuvre avançait, reculait par mouvement ordonné comme un ballet syncopé, on entendait un ordre jeté, un coup de sifflet aigu que dominait le halètement du moteur diesel. Le chef de gare surveillait vigilant, prompt à intervenir près de la machine. A l'arrière le manoeuvre Gaby accrochait et décrochait les wagons avec une adresse mécanique. La réduction à l'esclavage de ces tonnes d'acier m'émerveillait.

     Soudain, il y eut un bruit infernal puis un cri épouvantable qui me figea sur place. De toutes les portes de la gare surgirent les employés, les ouvriers, ils se ruèrent sur le quai près du dernier wagon sous lequel le pauvre Gaby gisait. Dans un vaste élan de solidarité, le chemin de fer volait au secours d'un des siens. Un malaise pesant s'abattit sur les hommes tandis qu'un brouillard faisait sombrer mon esprit : il y avait juste douze ans, c'était mon mari. Je me sentis agripper par deux bras vigoureux, asseoir sur un siège et une voix connue hurla "Faites-lui un café très fort"

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texte :© Yvette Mathieux

 Crédits : Cloé,Sanne,LYsa