Un pénible accident s'était produit, le manoeuvre Gaby avait perdu pied au moment où il accrochait un wagon, instinctivement il avait voulu éviter la chute et sa main gauche s'était trouvée au point d'impact à la seconde ou les deux wagons se rencontraient avec violence. La main avait littéralement éclaté. Un silence de cimetière planait. Le chef de gare, le visage décomposé, sortit un siège, recouvrit la main meurtrie d'un drap, allongea le blessé d'un geste presque maternel. Une odeur âcre d'éther s'insinua sous la marquise fleurie. Le médecin arriva de suite, emmena notre manoeuvre, une heure plus tard, Gaby n'avait plus qu'une main. En cette fin d'après midi, la besogne fut accomplie par des automates sans réaction, le soir, personne ne sut prendre de repas.

     C'est presque physique de sentir dans le malheur, la solidarité des cheminots, les coeurs battent à un même rythme. Ces hommes paraissant invulnérables, blasés, qui perdaient l'appétit devant la faiblesse d'un des leurs m'émouvaient profondément. A la maisonnette jaune, une misérable écureuse se traîna jusqu'à la nuit, elle ne s'étonna pas quand Mathias demanda simplement en passant "ça va Mariette ?". D'une voix méconnaissable, elle répondit tout aussi simplement "ça va Mathias, merci" en réalisant soudain que les bras vigoureux de tantôt étaient les siens.

     Une longue nuit allait s'étirer. C'est affolant de repenser froidement aux conséquences des actes de la journée quand le soleil a éteint son éblouissante clarté et qu'il ne reste que le noir d'une soirée sans lune. Les nerfs tendus, le cerveau assailli par des sensations qu'il n'analyse plus, le coeur débordé de sentiments contradictoires, une immense détresse ou une profonde joie vous envahit tour à tour, vous vous sentez pitoyable ou enthousiaste. Au moins, le manoeuvre Gaby, abruti de narcotiques, passerait ces heures dans une bienheureuse inconscience

     Petit à petit, la vie normale reprit son cours à la gare.

     A la ville, était établie une garnison folklorique autant que militaire qui trimballait par rail son matériel lourd à chaque simulacre de guerre. Un train était prévu pour le lendemain. La station se transformait dès lors en véritable quartier général, cela tenait à la fois de la corrida, de la kermesse locale et des jeux interdits. Les hurlements, les ordres étaient en proportion décroissante du plus grand nombre de barrettes sur les manches, moins il y avait de barrettes, plus ça criait !

     Tout d'abord, la buvette disparaissait sous une marée kaki. Les soldats parlaient haut, riaient fort, plaisantaient gras, buvaient sec... Ensuite, ils s'attaquaient au travail. Un train impressionnant se formait, deux monstrueuses locomotives attendaient le départ, leur tension se traduisait en halètements poussifs, un wagon compartiment accueillerait les militaires convoyeurs, oasis de paix et de sécurité, précédant la série des plats sur lesquels se dresseraient les incroyables tonnes de ferraille serties dans leurs chenilles. les préparatifs ne s'effectuaient pas sans incidents, le chef de gare savait très bien que malgré le bourdonnement kaki et les courses éperdues sur le quai, le train partirait en retard. Les bureaux militarisés pour la circonstance, semblaient réquisitionnés. Chaque agent de la gare ressassait des souvenirs glorieux, épiques ou guillerets, ils jouaient tous au soldat ! Les tanks s'alignaient sur le train à une cadence régulière, la remorque les amenait un à un, les même gestes précis se répétaient. Un jeune chauffeur blond descendait du camion, un diable barbu s'engouffrait dans le tank et sans parler, en un vacarme assourdissant, effectuait minutieusement le placement de l'engin sur le wagon plat. Des petits garçons déjà en mal de service, observaient les manoeuvres les yeux exorbités. Dès les premiers convois, ils accouraient, s'agglutinaient le plus près possible de la rampe, bouche ouverte. Après l'opération militaire, ils se quittaient en se faisant un salut maladroit. Le train complet, restaient les amarres, quatre  soldats en salopette enchaînaient le matériel lourd ! Une ultime inspection sérieuse, solennelle, puis magiquement, la gare se vidait de son train et de ses militaires, elle perdait son caractère de caserne, les agents remontaient à la surface !

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Texte : ©Yvette Mathieux

° Crédits : Cloé,Sanne,LYsa