Avec le printemps, revenait la traditionnelle quinzaine de la propreté. C'était effarant, les ouvriers commençaient par triturer une abominable mixture dans de vieux seaux et, à l'aide de brosses, badigeonnaient à longueur de journée bordures de quai, culs de sac, clôtures, blocs d'arrêt, troncs des arbustes, tout passait à la brosse avec autant d'ardeur que d'efficacité. La sève montante aidant, ce boulot se faisait avec truculence La gare se parait telle une mariée, les extérieurs endossaient leurs couleurs printanières, harmonie en vert et blanc que le soleil se plaisait à accentuer. Les pelouses veloutaient ce que les quais avaient encore de grisaille.

Edmond cachait sous sa corpulence un coeur de soubrette, il avait la passion des fleurs, l'obsession des parterres, des jardinières se lisait dans son regard délavé. Le chef lui avait donné le feu vert pour le concours des gares fleuries, sa pomme d'Adam proéminente se déplaçait au rythme de ses projets. Il avait amoureusement tondu les haies, elles simulaient des marches d'escalier sur lesquelles on croyait voir évoluer quelques nymphes.

Les parterres retournés s'émailleraient de plans de salvia, géranium, pétunia pour la joie des yeux et le baume des coeurs en partance.Les extérieurs parés, les hommes passaient à l'action dans les locaux. Jour après jour, la gare prenait l'aspect d'un véritable chantier où les corps de métier représentés par quatre joyeux drilles évoluaient plus ou moins heureusement ! L'écureuse perdait le monopole, elle s'effaçait devant cet assaut éphémère. Les murs rafraîchis, les meubles repeints, les fenêtres brillantes transpiraient la propreté.

Le chef s'occupait personnellement des affiches publicitaires, les "beaux jours à" étaient remplacés par d'autres "beaux jours à". Une débauche de couleur et de rangement s'était abattue sur les locaux, bientôt la routine reprendrait ses droits, on pourrait alors de nouveau marcher dans l'eau de savon jusqu'au printemps prochain !

Un mardi, était annoncée par un système tabou, la visite probable d'un inspecteur. Comme par hasard, le porteur disparut, le personnel de la voie se déplaça pour une autre mission urgente, les agents se perdirent dans un boulot absorbant, le chef prit ses airs de grand seigneur, quant à l'écureuse, elle expédia sa besogne... A l'heure prévue, Monsieur l'Inspecteur débarqua : un homme parfait, enclin toutefois à une douce manie, il avait horreur des archives en désordre. Malencontreusement, notre chef était allergique à l'ordre de cette paperasserie qu'il jugeait inutile pour son cerveau d'ordinateur. Il admit les remarques bienveillantes si dignement que l'inspecteur, gentleman au complet gris dont le veston s'écartait aimablement entre les boutons et dont le visage poupin se fendait d'un sourire candide, oublia aussitôt les archives. Il est vrai que la conversation avait adroitement dévié sur sa passion : la colombophilie ! Une fois le sujet amorcé, le veuvage, l'accouplement, le sevrage, le lâchage et les futurs concours avaient relégué les archives ... aux archives. Après de tristes histoires de pigeons perdus à Barcelone, commentées d'une voix mourante, Monsieur l'inspecteur se retira, non sans serrer amicalement la main du chef, accorder un gentil salut au personnel et présenter ses hommages à Madame Martin.

Depuis trois jours entiers, il pleuvait. La gare ressemblait à un parapluie mouillé. Après la belle période ensoleillée, brusquement arrêtée dans un violent orage, la pluie avait isolé la station du monde extérieur. Les quais pleuraient dans les voies, les bancs dégorgeaient leur couleur, les vitres se rayaient de vilains traits gris. Seuls les géraniums exultaient. L'humidité malsaine accablait les gens et les bêtes, elle était responsable de ma grippe. Il est curieux de comparer l'état d'esprit et la façon de voir les choses suivant que le cerveau est lucide, les membres légers ou les sinus encombrés, les muscles noués.

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Texte : ©Yvette Mathieux

Crédits : Cloé,Sanne,LYsa