Le chef me paraissait un automate, les employés des robots, le porteur un polichinelle, les piocheurs des incorruptibles, le contremaître un dresseur de fauves. Personne n'avait plaint la malheureuse écureuse qui se mouchait, éternuait, toussait en traînant ses jolis souliers sur les pavés trempés. J'étais ulcérée. Seul Mathias se risqua à dire "pauvre Mariette !". Par une réaction psychologique, le lendemain, j'étais guérie et je repris le nettoyage du bureau des expéditions. Il pleuvait toujours.

     Ce bâtiment était géré par l'aîné des commis qu'on appelait gentiment "le père Noël". Il avait un peu tous les droits, celui entre autres de faire marcher les plus jeunes comme un vieil instituteur. Très grand, très maigre, ses deux énormes oreilles semblaient le maintenir en équilibre sur ses pieds trop petits, son physique pas fort avantageux, était compensé par une extrême courtoisie. Il était maître dans l'art d'arranger les choses. Il recevait les clients, écoutait les doléances, prêtait son stylo qui, invariablement, prenait le chemin d'une poche à fond perdu. Monsieur Noël était aussi poli envers moi qu'envers les clients.

     La plus bouillante réclamation se muait en un exposé calme, pondéré, émaillée de termes choisis dans un langage élégant. Ainsi, ce jour là, monsieur Edouard, marchand de charbon en gros, avait fait irruption dans le bureau tel un raz de marée. Avec lui, s'était infiltré un air frisquet et humide imprégné de senteur de briquettes. Son métier transpirait par chacun de ses pores. Il aboya "on a bousillé mes fusibles !", s'ensuivit un véritable réquisitoire ponctué d'exemples plus ou moins positifs.

     Dans le feu de la conversation, il emmêlait pêle-mêle le jour où les wagons avaient du retard et celui où son fournisseur ne lui en avait pas expédié, le jour où il attendait du coke et celui où était arrivé cet ahurissant poussier, et voilà qu'aujourd'hui, son tapis roulant refusait obstinément de bouger. A plusieurs reprises, Monsieur Edouard avait énergiquement basculé l'interrupteur de haut en bas et de bas en haut, il avait même jeté furtivement un violent coup de pied dans les caoutchoucs des roues comme au cinéma. Le père Noël se leva de son siège, prit ses lunettes à deux mains, les posa délicatement sur le bureau, présenta une cigarette à Monsieur Edouard qui se calma subitement.

     On discuta, on fit venir l'homme à tout faire, on chercha des fusibles, c'est à ce moment là qu'on réalisa que le tapis roulant n'était pas branché sur le secteur ! Un vaste éclat de rire retentit longtemps sous le toit mansardé du bâtiment, il accompagna le marchand de charbon jusqu'au moteur qui se mit à tourner sournoisement.

     L'incident s'oubliait quand une énergumène échevelée assaillit le vieil employé en hurlant "Et mes bonbons ?". Un flot de paroles nous apprit en vrac que "c'était bien fini", " que c'était la dernière fois",  "qu'on ne l'y reprendrait plus parce qu'elle avait appris à vivre et surtout qu'il ne fallait plus lui en raconter" ! Sans un atome d'impatience, le père Noël l'écoutait comme on écoute une musique religieuse. Il la fit asseoir, lui prodigua les égards dus à une personnalité, et par téléphone, remonta la filière de gare en gare jusqu'au fournisseur. C'est ainsi que la bonne dame confuse apprit que ses bonbons n'étaient pas encore emballés !

     Le bureau reprit sa respiration. l'écureuse fit des miracles pour nettoyer entre les pieds, les chaises, les colis. C'est le moment que choisit le bel Henri pour placer son camion vide juste entre les deux bornes contre la parapet servant au chargement et déchargement des colis.

      Il ajusta son coup comme un tir aux pigeons, il descendit de son engin, courut à l'escalier de pierres bleues, entra dans le bureau, salua bruyamment tout sourire dehors.

 

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Texte :© Yvette Mathieux

° Crédits : Cloé,Sanne,LYsa